L’aurore en robe de safran...

Wolf Starke Dimanche 10 Janvier 2021-12:17:54 Chronique et Analyse
L’aurore en robe de safran...
L’aurore en robe de safran...

Une année éprouvante marquée par une pandémie lourde, d’une dramaturgie déterminée par des forces invisibles... enfin dernière nous. La nouvelle année tant attendue fête ses débuts, ouvrons alors rapidement un nouveau chapitre et entrons sans hésitation en “medias res”! Unissons nos forces pour un nouveau combat, pour vaincre les maux cachés et insidieux qui nous menacent encore. Une féroce bataille contre un ennemi implacable qui utilise tous les vices infâmes y compris ceux dont l’apparence change constamment. Aussi avant de nous engager dans la bataille, procédons au rituel de purification façon Samouraïs en citant Pablo Picasso “L’art lave notre âme de la poussière du quotidien”... Rejoignons ensuite l’esprit chevaleresque et idéaliste d’une Espagne de la Renaissance... son Siècle d’Or…, retrouvons un de ses grands héros rocambolesque ayant traversé les siècles jusqu’à nous… et laissons notre fantaisie sortir des sentiers battus et éclairer notre propre bataille contre la folie virale et surréaliste empoisonnant notre monde actuel… Je nommerai ici le gentilhomme Don Quichotte de la Manche. “Cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Presque à s’assécher l’esprit...” (Miguel de Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605).

Un de ces fiers hidalgos, membres de la petite noblesse désargentée espagnole… Don Quichotte, ce dévoreur de romans de chevalerie part in fine à l’aventure pour voir si ce que les livres disent est vrai... personnage courageux dirait-on en décalage avec son monde, rêvant d’une époque plus ancienne, plus noble et généreuse... “Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire [...], de se faire un illustre chevalier errant, de s’en aller par le monde avec Rossinante son cheval, ses armes et armure, chercher les aventures, [...] redressant toutes sortes de torts et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls qu’il acquit, en les surmontant, une éternelle renommée.” (Cervantes). Don Quichotte, ce “chevalier à la triste figure”, surnommé ainsi par le rondouillard Sancho Panza, son fidèle écuyer, contrepoint réaliste et terreà-terre de l’idéalisme de son maître. Ce couple de personnages, devenu mythe littéraire, parcourt les épisodes comiques et burlesques du roman, sans plan précis si ce n’est celui dicté par les soubresauts de l’imagination féconde de son créateur Cervantès. Blessé lors de la terrible bataille navale à Lépante, opposant Chrétiens et Empire Ottoman, il perdra l’usage de son bras mais y gagnera un surnom : le manchot de Lépante... Contre toutes pensées empiriques, la perspicacité naît parfois de la folie grandiose d’un monde parallèle… heureusement les grands critiques d’art du mouvement surréaliste en parlent, sinon qui en parlerait ?! Le célèbre “Éloge de la folie” (1508) du “prince des humanistes”, dit aussi Erasmus van Rotterdam... homme de la Renaissance et premier penseur d’une Europe unie... est une sorte de pamphlet ou allégorie paradoxale qui prend le contrepied de l’opinion courante. Une critique mordante des mœurs et des abus de son temps, notamment ceux du clergé… Il faut croire que les fous s’y sont reconnus: l’ouvrage devient très vite un best-seller. Qui aurait pu prédire un tel succès à la fantaisie burlesque que s’est accordée l’humaniste ? “Plus on est fou, plus on est heureux”... L’éloge présentée comme gage de bonheur se transforme en satire de bonheur des hommes… tout un programme.

“L’Homme est le plus malheureux de tous les animaux” écrit Erasmus, “parce qu’il est le seul à ne pas être content de son sort, et qui cherche à sortir du cercle dont la nature a circonscrit toutes ses facultés”... Cet ouvrage a certainement influencé l’œuvre de Cervantès, une affinité intellectuelle avec le réformateur hollandais me semblant incontestable. L’adolescent Cervantes était un élève assidu d’un prêtre humaniste convaincu des idées de Erasme. A l’université, “L’Éloge de la folie” était connue, lue et étudiée... avant que cette allégorie ne soit brûlée par l’Inquisition, à Tolède, capitale des trois cultures [chrétiens, musulmans, juifs] et ville impériale sous Charles Quint au XVIe siècle... Accompagné de son fidèle valet plein de bon sens, notre invincible chevalier Don Quichotte, en quête de justice et de vérité, parcourt les routes d’Espagne, dans cette région de la Castille-La Mancha où ondulent champs de blés, de “roses” de safran, de rangs interminables de vignes, de majestueux oliviers, le tout surveillé par quelques armées de moulins... Il ne nous laisse pas indifférent, ce valeureux chevalier téméraire et sans pitié, affrontant des moulins à vent, prenant des auberges pour des châteaux et des paysannes pour de belles princesses… Dans le monde illusoire de Don Quichotte, les moulins à vent deviennent des géants ailés. “-Regarde, ami Sancho; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu’ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir; car c’est prise de bonne guerre, et c’est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre. -Quels géants? demanda Sancho Panza. -Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras [...] -Prenez donc garde, lui répliqua Sancho;… ce ne sont pas des géants, mais des moulins à vent… -Tu n’es pas expert en fait d’aventures; ce sont des géants… si tu as peur, ôte-toi de là… je leur livrerai une inégale et terrible bataille.” Contre tous les avertissements de son écuyer Sancho, notre grand héros se jette dans la tourmente de la bataille… “donne de l’éperon à son cheval Rossinante -qui mâchouille quelques bulbes de safran-… et n’entend point les cris de Sancho”. Fixé sur son attaque, il crie à l’ennemi : “Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c’est un seul chevalier qui vous attaque [...] il se recommande à sa Dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril et se précipite au plus grand galop de Rossinante, la lance en arrêt contre le premier moulin devant lui! [... ] Mais, au moment où il perçait l’aile d’un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu’elle met la lance en pièces, et qu’elle emporte après le cheval et le chevalier, qui s’en alla rouler sur la poussière en fort mauvais état.” Au vu de cette douloureuse chute de son maître, Sancho s’exclame miséricorde, n’avais-je pas bien dit à Votre Grâce qu’elle prit garde à ce qu’elle faisait… -Paix, paix! ami Sancho, répondit don Quichotte: les choses de la guerre sont plus que toutes autres sujettes à des chances continuelles…” En même temps il lui explique une règle de la cavalerie... Tesoro militar de cavalleria…: Qu’aucun chevalier ne se plaigne d’aucune blessure qu’il ait reçue”... Une histoire amusante d’un roman touchant la perception humaine: une chose peut être réelle ou idéale, réalisable ou fantastique, saine ou démente. Une analyse peut-être aussi du tempérament espagnol avec “ses tendances passionnées ou fantastiques, sa réaction fatale du scepticisme, du réalisme et du cynisme”, S. Pritchett. Afin d’arrondir les angles, je ne manquerai pas de mentionner la préface du roman “Gargantua” (1534) de l’humaniste et médecin François Rabelais qui se lit comme une ordonnance et s’adresse “aux buveurs très illustres” les sommant de se divertir, de profiter et de rire… Il cite en cela Hippocrate (Ve siècle av. J.-C.), le père de la médecine, avec cette amusante anecdote: Démocrite, ne cessait de rire. Las ou inquiets, les habitants de la ville appelèrent à l’aide le médecin pour qu’il fasse un diagnostic et tente de le soigner.

Verdict: non seulement Démocrite n’était ni fou, ni malade, mais mieux, chacun devrait s’inspirer de lui car le rire est sain et curatif. Je dirais que la soi-disante légèreté amusante est libératrice, nous donnant les moyens d’approfondir notre pensée, toute abstraction faite… et la volonté pour radier les obstacles, visibles et invisibles, dans lesquels nous sommes enfermés se renforce pour le meilleur et le pire… Sur les plateaux arides de La Mancha, emboîtons nos pas sur ceux de notre valeureux héros Don Quichotte et promenons-nous à l’heure exquise matinale parmi les champs pourpres de safran, ces “brins d’or” étincelant sous les rayons de soleil, gardés par les géants, ces fiers moulins à vent. Leurs légères musiques grinçantes portent les saveurs épicées brassées par le vent. Accompagnons les semeurs et glaneurs espagnols dans leur chant manchego: “La rose du safran est une fleur arrogante, qui pousse au lever du soleil et meurt à la tombée du jour. La rose safran habillée en violet, a une tige en forme de paille et le cœur incarné”. Paroles Guillermo Fernandez et Federico S. Romero, musique Amadeo Vives “La rosa del azafrán”. Une zarzuela espagnole, un genre théâtral lyrique né au XVIIe siècle. Le “Crocus Sativus”, ce trésor d’épices, a été introduit en Espagne au Moyen-âge par les Maures, en particulier dans la région de la Castille-La Manche. Le safran espagnol “est parmi les meilleurs de tous”, affirme HeslopHarrison, professeur de biologie agricole de Leicester: “le type de sol, le climat, la façon dont il est récolté et séché (...), La Castille-La Manche a des conditions parfaites pour sa culture”... Puissant exhausteur de goût, le safran aux saveurs épicées, chaudes, à la note légèrement amère, relève et harmonise aussi bien les saveurs salées que sucrées. Fidèle allié des risottos, paellas, zarzuelas de fruits de mer et poissons, il se fait aussi complice des cocktails, salades de fruits, ganaches… Pour nos gentes dames, une historiette piquée à Cléopâtre... Notre reine égyptienne utilisait le safran pour préserver et sublimer la beauté de sa peau, créant la première véritable eau de toilette, le Kyphi. Ces huiles parfumées aux vertus aphrodisiaques permettaient à Cléopâtre de séduire ses amants… avant-gardiste elle de la cosmétologie des temps modernes!… A mes élégantes curieuses, un secret… celui de la recette du Kyphi gravée sur le mur du Laboratoire au temple d’Edfou: raisins secs, résine, roseaux et joncs odorants, fleurs de genêt, miel, myrrhe et safran… un parfum oriental à la douceur miellée… en mesure de réveiller la sexualité des morts” (selon l’égyptologue danoise Lise Manniche). Bonne Année! ¡Feliz Año Nuevo! Wolf..

 

 

(Cet article porte l’opinion de son auteur).

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